Cable Depot, Sofia
Gabriela Löffel
Permanent Collapsing
On sait que le commerce des armes utilise différentes formes de monstration publique, dont la foire d’armes. Héritières des accrochages des musées d’histoire militaire et de leur lien avec les valeurs de la nation, les expositions commerciales d’armes sont ce qu’on appelle un « secret public ». La confidentialité apparente de ces foires est renforcée par une combinaison d’hyper-visibilité et de dissimulation : elles se déroulent dans des architectures réelles et monumentales ; elles attirent un nombre croissant d’expositeurs, délégations nationales et visiteur·euses ; des rencontres et discussions sont organisées pendant leurs journées d’ouverture ; des prix sont décernés aux meilleures armes exposées ; les transactions qui ont lieu dans leur cadre restent, quant à elles, largement privées.
La taille du salon international des armes que Gabriela Löffel visite en Pologne en 2012 est imposante. La foire se tient dans les mêmes locaux qui accueillent régulièrement des salons agricoles ou industriels. Des milliers de mètres carrés de surface d’exposition divisés en stands présentent des produits et outils militaires sur des socles, à travers des photographies ou des prototypes. Au milieu de ces objets, l’artiste engage une conversation avec le responsable d’une entreprise d’armement. Au premier plan, il décrit devant la caméra un large éventail d’articles, qui va des pistolets aux canons, en passant par les chars blindés dans un anglais calme et fluide, souligné par des rares mouvements de mains et quelques rires amusés. Le regard de l’orateur se fixe parfois sur la caméra, parfois se lève, comme pour chercher des informations.
La déconstruction du langage utilisé par le marchand d’armes est confiée à l’écran de gauche de l’installation Embedded Language (2013). Ici apparaît Jean-Luc Montminy, acteur et doubleur qui a donné sa voix en français québécois à des acteurs hollywoodiens tels que Denzel Washington et Bruce Willis. La tâche que l’artiste assigne à l’équipe composé de Montminy, d’un technicien du son et d’un directeur de plateau consiste à doubler en français les mots de son interlocuteur à la foire d’armement. On répète les mots, mais aussi le rire, en nuançant son intonation. Par moment, les images défilent sans paroles pendant que la caméra montre le visage concentré ou perplexe du doubleur, notamment lorsqu’il est question des perspectives florissantes du marché d’armements.
Lors d’une conversation dans son atelier à Genève en juillet 2025, Gabriela Löffel m’explique que la juxtaposition d’une salle de doublage et d’une foire d’armements comporte un exercice d’abstraction. Elle démultiplie le lieu physique initial de l’interview en une salle de doublage, puis le langage initial dans sa traduction finale. Le doublage permet de passer d’une oralité à une autre, vers une langue cible qui a négocié le sens avec les mots standard et les clichés commerciaux du marchand d’armes. L’artiste ne trouve pas une voix, mais elle la construit, en opposant au langage sourd de l’interview sa déconstruction parlante. Quand le doubleur visionne l’enregistrement de l’interview en play-back, deux manières d’écrire l’histoire s’affrontent, les responsabilités et les sauts logiques sont soulignés, tandis que la traduction module la matière de la communication. Le doublage et la traduction deviennent alors des situations forensiques où elle peut tester des mots et indices linguistiques et les relier à leurs significations souterraines, sans meubler les silences.
En regardant Embedded Language, on réalise que les lacunes et l’effacement sont une forme de montage. L’installation vidéo de Gabriela Löffel vise précisément à montrer les vides du langage, à ralentir ses fabrications pour saisir les moments exacts de son articulation et les coutures qui assurent la cohésion d’ensemble. Le « langage intégré » auquel fait référence Embedded Language s’avère être une infrastructure qu’elle entoure d’un ultérieur espace discursif. Son regard se pose fréquemment sur ces « zones de pouvoir intégré » où s’agencent des rencontres liées à la finance internationale. L’artiste se rend dans ces lieux pour rechercher des indices, montrant de manière anti-spectaculaire comment des crédibilités se mettent en scène et la réalité se construit lorsqu’elle invite des expert·es d’autres métiers, le plus souvent dans les domaines linguistiques, à simplement effectuer leur travail devant sa caméra.
Ainsi, en 2016, elle visite l’édition genevoise de SIBOS – Swift International Banking Operations Seminar, l’une des manifestations les plus importantes de la finance internationale qui réunit des entreprises et acteurs financiers avec une promesse de réseautage professionnel, de discussion sur les politiques futures et d’un programme public composé d’expositions et conférences. Tout cela se déroule selon le vocabulaire spatial habituel de l’aménagement de foire, dont la série photographique Permanent Collapsing (2025) analyse les matérialités, l’accessibilité affichée et les manières de masquer les discours qui les sous-tendent. Les infographies, les parois de séparation en plâtre et en verre mat nous permettent d’apercevoir les asymétries de pouvoir dans les prises de paroles, les dynamiques de genre qui régissent ces rencontres, jusqu’à l’insouciance d’un homme assis qui se fait masser pendant une réunion par une femme debout. Des corps en performance ou distraits et au repos, comme à la fin d’une représentation, se fondent dans les structures qui dessinent l’architecture de la foire. Il n’y a pas de voix dans la photographie, médium que l’artiste réserve habituellement à la phase de recherche, préférant finaliser ses enquêtes par l’image en mouvement. Le silence semble toutefois convenir à ces photographies d’individus isolés ou en groupe, assis dans des fauteuils aux couleurs sobres et enveloppés dans de lourds rideaux de velours, parfois en conversation, mais le plus souvent concentrés sur l’écran de leur smartphone.
– Federica Martini
Curatrice et professeure responsable du Master CCC – Critical Curatorial Cybermedia à la HEAD, Genève