La voix du collectionneur est une série d’entretiens mené par Tiago de Abreu Pinto, assisté de Justine Gensse, édition sonore par Alberto Rubi, musique d’intro, Dew par Levision.
Avec Renato Casciani, Benoît Doche de Laquintane, Laurent Fiévet, Josée et Marc Gensollen, Olivier Gevart, Frédéric de Goldschmidt, Geanina et Tudor Grecu, Nathalie Guiot, Mauro de Iorio, Iordanis Kerenidis et Piergiorgio Pepe, Joseph Kouli, Sveva et Francesco Taurisano, Christophe Veys
Josée & Marc Gensollen
Tiago
Objet : artorama 2020 questions
À : Veronique Collard Bovy, Josée Gensollen Cc : Justine Gensse, Jérôme Pantalacci
Chers Josée et Marc,
J’espère que vous allez bien.
J’aimerai savoir ce qui vous a tous deux poussé à débuter votre collection. Par ailleurs, je voudrai que vous m’en disiez plus sur votre toute première acquisition et sur le processus d’élaboration d’une collection (les mediums que vous appréciez moins et les préférences que vous avez développées). J’aimerai beaucoup comprendre ce que vous avez appris à travers le temps. Et dernière question, mais pas des moindre, quel est le rôle de l’invisibilité dans votre collection ?
Bien à vous,
Tiago
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Tiago de Abreu Pinto
Josee Gensollen
Rép. : artorama 2020 questions
À : Tiago
Cc : Justine Gensse, Jérôme Pantalacci, Véronique Collard Bovy
Influencés par notre future profession de médecins psychiatres, nos premiers achats se sont orientés vers le mouvement surréaliste grâce à des estampes et l’art graphique. Notre première acquisition d’un original a été un dessin de massacre de André Masson daté de 1934. Une déconvenue nous a résolument convaincus d’acquérir des œuvres de l’art en train de se faire.
Personne ne décide délibérément de constituer une collection ; la curiosité, les lectures, les visites dans les musées d’art classique et d’art moderne sont des générateurs d’intérêt. Le désir de créer un environnement artistique familier, associé à des prédispositions symptomatiques font le reste. Mais la qualification de collectionneurs est formulée par les autres qui observent notre intérêt.
Aucun médium est exclu de l’ensemble d’œuvres que nous avons constitué. Mais l’art numérique n’est pas la forme d’art que nous préférons.
Au fil du temps, nous avons appris qu’il ne fallait pas se hâter ou céder à des coups de cœur, mais que de se documenter, de lire afin d’avoir une bonne information sur l’artiste étaient les meilleures garanties d’un choix approprié.
Notre collection débute en 1967 avec l’art conceptuel. La rigueur des contrats, le contenu réflexif, la pertinence de l’idée qui a présidé à l’élaboration de l’œuvre sont indispensables pour faire des choix pertinents.
La création qui traite de la condition humaine, de son inscription dans une vision universaliste a notre préférence et trouve naturellement sa place dans la collection. Le choix d’une œuvre est dicté par la justesse de l’association avec l’ensemble déjà constitué de façon à dégager du sens ou à le renforcer. L’image qui nous vient souvent à l’esprit est qu’une œuvre d’art prend pour nous la valeur d’un mot. Des œuvres mises en cohérence avec d’autres, constituent une puis des phrases qui associées les unes aux autres, tiennent lieu de discours sur notre vision du monde et de l’homme qui l’habite.
Les performances, les actions, les œuvres invisibles ou les œuvres éphémères, celles qui disparaissent et ne sont plus données à voir nous attirent et constituent des vanités dont nous avons besoin pour relativiser les valeurs déraisonnables que les temps actuels donnent à certains travaux d’artistes.
Des artistes comme Lawrence Weiner qui ne propose que des phrases ou comme Ian Wilson et Tino Sehgal qui ont réussi à dématérialiser l’œuvre d’art, exercent sur nous une très forte fascination. Pour nous, qui ne sommes que les détenteurs provisoires et des passeurs aux générations futures, nous plaçons le verbe et la phrase vecteurs de l’idée, à un niveau supérieur à celui qu’occupe l’image dans un mode artistique qui en est saturé.
Marc et Josée Gensollen
Mauro de Iorio
1.Comment avez-vous commencé à collectionner ?
Après des années de travail intense, au bout d’un certain moment j’ai ressenti le besoin d’apporter de la nouveauté dans ma vie, j’ai alors commencé à visiter des foires d’art contemporain et des galeries. Au début, ces endroits m’attiraient par curiosité, qui s’est peu à peu transformée en une soif de savoir puis rapidement en une véritable passion.
2. Quelle est la première œuvre que vous avez acheté e?
Je ne me rappelle pas précisément de ma première acquisition, mais je me souviens qu’à la première foire que j’ai visitée, la Arte Fiera à Bologne, j’ai été attiré par une œuvre d’Enzo Cucchi, Tramonto (2003-2004) (Sunset), qui était plutôt complexe en termes d’interprétation – un grand oiseau jaune allongé sur un corbillard tiré par des chevaux – et en termes de dimension. A l’époque, je ne connaissais même pas Cucchi et je n’ai pas acheté la pièce. Il y a quelques mois, j’ai vu cette même œuvre en vente à la galerie Bagnai et elle fait maintenant partie de ma collection.
3. Y a-t-il un medium (peinture, photographie, vidéo etc) que vous n’achetez pas?
Je peux dire qu’avec le temps, j’ai acheté des œuvres faites de presque tous les mediums possibles, dont dernièrement de la vidéo. Le seul medium qu’il me reste à acquérir est la performance, même si assez récemment j’ai acheté un costume-sculpture d’Anna Perach, Alkonost (2019) utilisé pour une performance. Un autre travail du même genre est DO YOU REALISE THERE IS A RAINBOW EVEN IF IT’S NIGHT!? (BLACK AND LIGHT BLUE) (2017) de Petrit Halilaj, qui est un costume de performance mais pouvant également être installé en tant que sculpture.
4. Comment a évolué votre apprentissage à travers les années ? Qu’avez-vous appris que vous pouvez partager avec un collectionneur débutant ?
L’évolution constante : même dans le monde de l’art, vous ne cessez jamais d’apprendre. Au-delà de suggestions plus pragmatiques, je pense que le meilleur conseil pour de nouveaux collectionneurs et de suivre leur propre goût, d’étudier les artistes qu’ils apprécient et essayer de résister à l’influence du marché et des tendances. La collection qui leur apportera le plus satisfaction est celle qui représentera le mieux leur personnalité y compris ses complexités et contradictions. Leur manière de collectionner leur permettra d’en apprendre plus sur eux-mêmes.
5. Quelles idées organisent votre collection ? Ou mieux, existe-t-il des catégories conceptuelles qui vous permettraient de classifier les œuvres de votre collection ?
La recherche du sens de ma collection et l’identification des genres dont elle est composée est un travail que je sais devoir entreprendre depuis un long moment, considérant que la collection est aujourd’hui composée de 600 pièces. J’ai perçu ce besoin assez clairement pendant le confinement, une période pendant laquelle mon esprit s’abandonnait dans les pensées et les considérations sur tous les aspects de ma vie. Je peux dire qu’il y a certainement plusieurs noyaux thématiques qui correspondent à mes intérêts psychologiques. Peut-être que le plus significatif d’entre eux est celui qui concerne les différents aspects des processus d’individuation et de recherche de soi-même. Ce sont des travaux qui évoquent la dissociation du corps et du visage et d’autres parties significatives de l’anatomie (les mains, les pieds, la langue).
Cette catégorie comprend également des œuvres sur l’identité de genre. Un autre ensemble significatif est celui à propos de la mort et des thèmes mortuaires. L’ironie est également très présente dans ma collection, avec la minimisation des mythes, des clichés, des fausses responsabilités, de l’idéal de beauté classique : tous les aspects légèrement irrévérencieux de la vie qui font partie de ma manière d’être et de penser. Enfin, j’ai des pièces transcendantes, à forte valeur émotionnelle qui me procurent un sentiment de paix et m’invitent à la contemplation et la méditation, une sorte de baume sur mes peurs.
6. Qu’avez-vous en tête lorsque vous achetez une œuvre ?
J’achète habituellement des travaux qui m’attirent fortement, et j’essaye immédiatement de comprendre les raisons conscientes et inconscientes d’une telle attraction : je questionne mes motivations en quelque sorte. Ensuite, j’étudie rapidement la carrière artistique de l’artiste et j’évalue si le travail est cohérent avec son langage poétique. Enfin, je le place sur l’échelle de mes émotions d’un côté et celle de mon analyse rationnelle de l’autre côté, puis j’arrive à une décision.
7. Quel est le rôle joué par le concept d’invisibilité dans votre collection ? (Je peux en dire plus au cas où le concept ne soit pas clair, mais il est intéressant de laisser à chaque collecteur l’occasion d’en donner sa propre compréhension. Donc sentez-vous libre de répondre à la question comme vous le voulez, et si besoin je vous poserai plus de questions si vous êtes d’accord)
Je dois dire que ce qui n’est pas visible est l’aspect le plus fascinant d’une œuvre d’art. Je me réfère à ces éléments qui transcendent leur interprétation littérale et qui convoquent les pensées et émotions évoquées par la pièce, et cela dépend surtout de l’expérience et des images internes conscientes et inconsciente du spectateur. Ce qui me fascine le plus c’est que les émotions générées et l’interprétation de l’œuvre changent d’une personne à l’autre et peut même être radicalement différentes de ce que l’artiste a vu dans son propre travail. Plus importante est la différence entre mon interprétation de celle des autres, plus je m’approprie l’œuvre et je la place dans une sorte de caverne magique, un espace psychologique dans lequel je garde mes pièces favorites. Les émotions que me procurent les œuvres de ma collection varient et la seule chose qui les lie entre elles est le fait qu’elle sont l’expression des multiples archétypes que j’ai en moi.
8. Quelles œuvres de votre collection jouent avec ou activent cette idée d’invisibilité ? (Donc la question précédente concernait le concept en général, et celle-ci concerne spécifiquement son application avec des œuvres)
Toutes les œuvres de ma collection activent cette idée d’invisibilité d’une certaine manière. Cependant, certaines l’activent spécifiquement, comme De Lama Lamina: A Raiz Da Lamina (2004) de Matthew Barney, par exemple, qui me rappelle un cauchemar que j’ai fait lorsque j’étais enfant et que j’avais une fièvre, avec un homme flottant dans un espace noir, alors que pour l’artiste cela représente une figure similaire à un Caliban, couvert de terre et de feuilles, créé pour un char pour le carnaval de Salvador, Brésil.
Un autre exemple est une photographie prise par Mat Collishaw, Infectious Amarillis (2006), une particulièrement belle fleur d’Amaryllis dont les pétales portent paradoxalement des excroissances ressemblant à des tumeurs de la peau. Tout est rendu encore plus dramatique par le fond sombre montrant un ciel au coucher du soleil avec de grands nuages menaçants se formant. Pour moi, cela représente l’aspect éphémère de la beauté, l’essence dramatique de la maladie et l’imminence de la mort.
Une pièce qui continue de me toucher énormément même ayant été achetée il y a des années You Ruin Everything (The Economy Of Zero’s) (2011) de Ryan Gander : une ballerine dans le style de Degas descendue de son piédestal et couchée sur le ventre, jouant avec deux cubes symbolisant le modernisme. Pour moi, elle est une sorte de divinité domestique, me rappelant une figure de femme qui décide du sort du monde en jouant avec des dés, une sorte de déesse tutélaire de l’espace domestique. Une autre œuvre significative est Orfeo (1988) de Giulio Paolini: deux têtes jointes en une sculpture et séparées seulement par quelques fragments de gypse, donnant une sorte de Janus à deux têtes. C’est une figure emblématique représentant la fusion de deux principes opposés : le bien et le mal, le jour et la nuit, le yin et le yang, deux facettes de la même médaille. J’adore cette œuvre car elle représente une de mes plus grandes convictions, c’est-à-dire que la frontière entre les deux principes est trouble.